Au Mali, l’Attelic et K-Othrine sont les produits officiellement autorisés sur les poissons depuis 1989. Mais, plus de 30 ans après, ils ne sont plus disponibles sur le marché. Face à cette situation et à l’inaction des services techniques de l’Etat, les pêcheurs et mareyeurs font recours à des pesticides et à des méthodes traditionnelles de conservation pour protéger les poissons fumés, séchés et brûlés contre les insectes nuisibles et autres bactéries indésirables. De nos jours, le produit le plus utilisé est le Nopest. Fabriqué au Nigéria, il est hautement toxique pour la santé des consommateurs tout comme l’est la conservation par salaison.
Nous avons enquêté.
Il est 13 heures dans la famille Traoré à Magnambougou en Commune VI du district de Bamako. Madame Traoré s’affaire dans la cuisine alors que Boubacar, l’époux, ses ouvriers et apprentis l’attendent impatiemment dans leur atelier de couture contiguë à la maison. C’est l’heure du déjeuner, et au menu, du riz accompagné de sauce oignon aux poissons fumés, très prisé par le chef de famille.
« Ici, nous constatons que le poisson est mieux conservé que la viande. Les conditions dans les abattoirs et la manière de transporter la viande ne nous plaisent pas. Des bouchers transportent la viande à moto dans la poussière et alors que d’autres s’asseyent sur la viande dans les véhicules. Je pense que le poisson est mieux traité que la viande, c’est pourquoi, je le préfère à la viande. Nous achetons les poissons fumés au marché. Nous ignorons comment ils sont traités, mais c’est mieux que la viande à mon avis », raconte Boubacar Traoré.
Comme ce chef de famille, beaucoup de consommateurs ignorent les produits utilisés dans la transformation des poissons. Pour comprendre le traitement sur les poissons, nous nous sommes rendus à Mopti, « capitale du poisson », au centre du Mali. La région de Mopti, avec une zone inondée correspondant à une partie du Delta intérieur du Niger, est l’une des principales productrices de poisson au Mali. Le lac Débo reste une zone de pêche par excellence de la région.
Nous sommes jeudi du mois de juillet 2020. Comme tous les jeudis, les pêcheurs et mareyeurs sont au rendez-vous. C’est jour de foire à Mopti, la Venise malienne. Les poissons frais, séchés, fumés et brûlés inondent le grand marché.
Chez Madou Koné, un panier attire notre attention. Des alestes bien séchés qui ne présentent visiblement aucune saleté. C’est une commande prête à être expédiée à Bamako. Si le mareyeur n’a pas traité les poissons, il avoue qu’ils ont subi un traitement dans la transformation par les pêcheurs.
« Ce sont des poissons séchés depuis janvier. Il y a une façon de le faire. Qu’est-ce qu’ils utilisent pour protéger contre les nuisibles ? Il y a un produit pour cela. Il protège contre tout. C’est en poudre. S’ils l’utilisent sur les poissons, c’est fini. D’où viennent-ils ? Ils viennent de Goura près du Lac Débo », indique Madou Koné.
A quelques mètres du magasin de Madou, des mareyeuses s’affairent. Elles emballent des dizaines de kilos de poissons. Contrairement à Madou, celles-ci utilisent des produits sur leurs marchandises. Fatoumata Konta accepte de parler de son produit.
« C’est un mélange de sel, d’huile, de bouillon et d’eau que nous utilisons comme ça. C’est pour rendre les poissons plus brillants et plus souples. Une fois au marché, ça attire les clients ».
Fatoumata Konta ne semble pas dire tous les éléments de la solution qu’elle utilise sur les poissons. Outre l’eau, l’huile, le sel et le bouillon, les mareyeurs utilisent également un pesticide, selon Bassidiki Famanta, collaborateur de Fatoumata dans le commerce de poissons depuis plus d’une décennie. Il nous présente un produit qui est versé dans les cartons pour protéger les marchandises contre les nuisibles.
« Vous voyez ça (NDLR : il montre le flacon de Nopest ? On le verse dans le carton avant de mettre les poissons. Avant l’Opération pêche, on nous donnait un produit. Ce produit n’est plus sur le marché. Et voici ce que nous utilisons maintenant. On ne le verse pas directement sur les poissons, mais à l’intérieur du carton avant de mettre les poissons. Nous mettons également un peu sur la paille qui sert de couverture pour le carton. Après, on emballe. Comme ça le poisson arrive à destination sans aucun nuisible. Nos relais commercialisent également sans problème. C’est un produit efficace contre les vers. Ce n’est pas cher. C’est juste 1000 FCFA. Si tu refuses de l’utiliser, les vers vont attaquer tes poissons qui perdront du poids. Or la boite là protège 200 à 350 kg de poissons contre les vers », soutient Bassiki Famanta.
Dans les alentours, nous tombons sur un autre groupe de mareyeuses. Des ouvriers engagés trient les poissons destinés à plusieurs localités. Ces mareyeuses utilisent également le Nopest. Leur mode d’emploi est différent de celui de Famanta.
« Ça, on le mélange à de l’eau ou à de l’huile pour les poissons fumés. Et si c’est pour les poissons séchés, on n’y ajoute rien. On perse le bouchon de la bouteille et on pulvérise les poissons. Après, on ferme bien et on conserve dans un endroit sec. L’air rend le produit inefficace. Nous envoyons les poissons un peu partout, à Bandiagara, San, Bla, Diafarabé, Djondjori, Téninkou et Ké-Macina. Même aujourd’hui, nous en avons envoyé à Ké-Macina », soulignent-elles.
A Mopti, le Nopest est en vente partout. Et son commerce est florissant. Depuis cinq ans, Amadou Diadjé Salamanta commercialise le produit, mais à part sa provenance, il semble n’avoir pas plus d’informations sur le pesticide.
« C’est Nopest, les gens l’utilisent sur les poissons. Nous nous sommes renseignés, on nous fait savoir qu’il n’est pas dangereux sur la santé des humains. Ça tue les insectes et pas les êtres humains ». D’où vient ce produit ?, lui demandons-nous. « Il vient du Nigeria », répond-il. « Vous partez l’acheter au Nigéria ? », poursuivons-nous. Non, nous l’achetons ici avec d’autres commerçants », confie Amadou Diadjé.
Un produit non autorisé sur les poissons
Au Mali, seuls deux produits sont officiellement autorisés sur les poissons et ce, depuis août 1989. Il s’agit de l’Attelic et la K-Othrine. Le décret portant leur autorisation a été publié dans le journal officiel de septembre 1989. Selon le directeur national de la Pêche, Nouhoum Berthé, l’utilisation des produits autorisés par l’État est bien encadrée par les services techniques.
« Ces produits ont été autorisés pour permettre aux producteurs des grandes zones de pêcherie de pouvoir transformer leurs produits. Les doses autorisées peuvent être utilisées sans qu’il y ait d’incidence sur la santé humaine. Elles permettent de conserver le poisson le temps de pouvoir le transporter jusqu’aux zones de consommation. Jusque-là ces produits sont disponibles, mais uniquement auprès des structures d’encadrement qui contrôlent, veillent et suivent leur utilisation par les producteurs. Ils ne peuvent pas être donnés directement aux producteurs. Ils ne peuvent être utilisés que par les services techniques qui accompagnent et encadrent les producteurs », explique Monsieur Berthé.
Aujourd’hui, l’Attelic et la K-Othrine sont rares voire indisponibles sur le marché et chez les services habilités. Dans les magasins de la Direction nationale de la Pêche, le directeur nous a trouvé un échantillon de la K-Othrine, mais aucune trace de l’Attelic. Face à la situation, les pêcheurs et mareyeurs font recours à des produits non autorisés tel que le Nopest, produit fabriqué au Nigeria que le directeur national de la Pêche découvre avec nous pour la première fois, nous selon lui.
« Ça, c’est différent des produits qu’on utilise pour conserver les productions. Les insecticides quand ils sont déposés sur les poissons peuvent les dénaturer. Je crois que ce produit doit être le dérivé de l’Attelic ou de K-Othrine. C’est sûr que c’est les nouvelles donnes, d’autres spécialités similaires qui doivent s’accommoder pour cette fin-là. Mais je vérifierai avec mes services déconcentrés pour savoir si ce produit est utilisé », promet Berthé.
Le directeur Berthé ne semble pas être au courant de ce qui se passe sur le terrain mais aussi dans les services d’encadrement. A la fin de l’entretien, nous nous dirigeons vers un service d’encadrement basé à Mopti : l’Office de Développement de la Pêche et de l’Aquaculture dans le Delta intérieur du Niger (ODPA-DIN). Le directeur général de la structure, l’héritière de l’Opération pêche qui a définitivement disparu en 2006 ne confirme pas la disponibilité de l’Attelic et de la K-Othrine.
« L’opération pêche, avant même sa disparition a cessé d’utiliser les deux derniers produits, c’est-à-dire la K-Othrine et l’Attelic ; parce que la chaine de fabrication de la K-Othrine était arrêtée. Donc la K-Othrine n’était plus dans la circulation. Pendant un à deux ans, ils ont tenté d’utiliser l’Attelic. Mais il s’est avéré que l’efficacité de l’Attelic ne valait pas l’efficacité de la K-Othrine. Ce qui a fait que les producteurs ont fini par abandonner l’utilisation de l’Attelic. En résumé, c’est deux produits n’étaient plus utilisés à l’opération pêche depuis 2000 », confie Hamidou Touré, Directeur général de l’ODPA-DIN.
A en croire le directeur de l’Office de Développement de la Pêche et de l’Aquaculture dans le Delta intérieur du Niger, aucun produit n’est plus officiellement autorisé sur le poisson au Mali. Pour minimiser les pertes chez les producteurs, l’Office conseille des méthodes traditionnelles de conservation.
« Le produit que nous vulgarisons pour une conservation de longue durée des poissons fumés et séchés, c’est le sel. Nous avons fait plus d’une dizaine de formations là-dessus. Le poisson destiné au fumage, nous le trempons dans une solution de sel pendant un temps avant de l’égoutter à l’air libre et procéder au fumage. C’est cette solution que nous utilisons. C’est la même chose pour les poissons séchés », souligne M. Touré.
Pourtant, cette méthode qualifiée de naturelle par le directeur général de l’Office de Développement de la Pêche et de l’Aquaculture dans le Delta intérieur du Niger est fortement déconseillée par des scientifiques. Ainsi, selon Dr Madani Ly, cancérologue au Centre Hospitalier Universitaire Mère-enfant le Luxembourg de Bamako, la conservation avec le sel est un facteur de risque de cancer.
Le Dr Ly rapporte que beaucoup d’études scientifiques réalisées dans le monde et particulièrement au Mali ont démontré que le poisson fumé est un facteur de risque du cancer de l’estomac. C’est lié, selon lui, à la méthode traditionnelle de conservation de cet aliment parce qu’on utilise beaucoup le sel en faisant ce qu’on appelle la fumigation et la salaison. Ces deux méthodes sont des facteurs de risque pour tout aliment conservé de cette façon. « Et ce n’est pas seulement les poissons », prévient Dr Ly.
Au Mali, le cancer de l’estomac est plus fréquent et plus mortel que beaucoup d’autres types de cancer.
En ce sens, d’après le cancérologue Ly, le cancer de l’estomac est le deuxième cancer en termes de chiffre sur le registre de cancer au Mali. Et malheureusement en termes de mortalité, il est aussi le 2e cancer au Mali. Ainsi, sur 1177 cas diagnostiqués ces 10 dernières années, 1113 sont morts. « Les gens meurent dans 90 % des cas », regrette Dr Ly.
Quid de Nopest et des autres insecticides ?
En observant le flacon de Nopest insecticide, on se rend facilement compte que son utilisation est interdite sur les poissons. Une simple recherche sur internet nous a permis de savoir davantage sur la composition de l’insecticide, notamment son ingrédient actif : le dichlorvos.
En 2007, l’Institut national de Recherche et de Sécurité (INRS) de la France a publié la fiche toxicologique du dichlorvos. Selon le document, les effets d’une surexposition au dichlorvos sont parfois graves et potentiellement mortels. Il provoque des troubles respiratoires, des troubles neurologiques, tremblements, crampes musculaires ainsi que des signes de souffrance du système nerveux central. Des contacts cutanés répétés ou prolongés avec le produit peuvent entraîner des dermatoses irritatives.
Nopest n’est pas le seul produit chimique utilisé de façon illégale sur les poissons au Mali. En 2018, l’Étude de l’alimentation totale (EAT) a relevé un taux excessivement élevé de Chlorpyriphos ethyl sur les poissons fumés. L’étude réalisée par l’Agence Nationale de la Sécurité Sanitaire des Aliments (ANSSA) a été menée à Bamako et Sikasso. Le taux normal de Chlorpyriphos ethyl par kilogramme est largement dépassé sur les poissons fumés dans les zones de l’Étude. Le taux normal est 0,1 milligramme contre 18 milligrammes sur le poisson fumé à Bamako et 5 milligrammes sur les poissons fumés à Sikasso. Quel que soit la zone, le taux est largement dépassé dans les deux centres d’étude.
« En prenant le nombre de personnes qui consomment ce produit à Bamako par rapport à ceux qui le consomment à Sikasso, Bamako passe pour une grande zone de consommation », soutient Madou Coulibaly, biologiste à l’ANSSA.
Au cours de l’étude, l’Agence s’est penchée également sur le dichorvos, la matière active de Nopest. Il apparaît qu’il agit de la même façon que le Chlorpyriphos ethyl sur l’organisme. Ils ont tous des conséquences démesurées sur la santé des consommateurs, selon le biologiste Coulibaly.
« Le dichlorvos a été recherché lors de l’EAT. C’est un contaminant comme le Chlorpyriphos. Il joue sur le système nerveux central à la fois chez l’enfant, la femme en état de grossesse que chez l’adulte. Il peut provoquer des problèmes comportementaux, urinaires et agir sur la motricité », prévient Madou Coulibaly qui ajoute qu’une contamination aiguë à ces produits peut aller à la crise cardiaque.
Par ailleurs, depuis 1994, le Comité inter-Etats de lutte contre la sécheresse au Sahel (CILSS) a opérationnalisé le Comité sahélien des pesticides. Basé à Bamako, le comité constitue la cheville ouvrière de la Réglementation commune des États membres. Il a pour tâches de prendre des décisions communes à l´ensemble des pays du CILSS en matière de circulation des pesticides et en vue de leur utilisation judicieuse. Chaque année, il fait l’évaluation des pesticides dans les États concernés et est le seul organe habilité à autoriser un pesticide dans son espace. Le Nopest utilisé sur les poissons au Mali n’est pas autorisé par le comité, selon Dr Sylvain Ouédraogo, secrétaire permanent du Comité sahélien des pesticides. « Le produit que vous nous avez montré tombe sous le coup de la réglementation commune qui a été endossée par nos pays et au Mali sous le coup de la loi 02-014 du 3 juin 2002 qui institue l’homologation et le contrôle des pesticides en République du Mali. C’est un produit utilisé dans la conservation des denrées stockées, donc il tombe sous le champ de cette loi », Explique Dr Ouédraogo.
Et de poursuivre : « Malheureusement ce produit ne figure pas sur la liste des produits homologués par le CILSS. Ça veut dire que nous l’ignorions, nous ne connaissons pas ses propriétés, ses effets ni sa composition et le Comité n’a pas autorisé son utilisation. Si vous utilisez un produit qui n’est pas homologué, cela veut dire que vous n’avez aucune garantie que ce produit ne présente aucun effet adverse sur la santé humaine et animale ou sur l’environnement ».
Au Groupement pour la défense des droits des consommateurs, tout comme à l’Association des consommateurs du Mali, la découverte de l’utilisation du Nopest sur les poissons crée la désolation et l’inquiétude. Les deux dénoncent la violation des droits des consommateurs à la sécurité sanitaire des aliments. L’Association des consommateurs promet de saisir les services de répression pour interdire la commercialisation de Nopest sur le marché malien.
« On va en faire notre combat. J’avoue que dans les jours à venir on sera à vous pour donner des informations. Dès que vous voyez un produit rouge, ça veut dire que c’est toxique. C’est à utiliser sur des choses bien précises. Peut-être que ça coûte moins cher ou que ça permet aux revendeurs de poissons de gagner beaucoup d’argent. Mais la première personne qui tombera malade peut être le revendeur lui-même, parce que le poisson est consommé dans sa famille aussi », a soutenu Cheich Abd el Kader Fofana, membre du bureau de l’Association des consommateurs du Mali.
Au Mali, la quantité du poisson produit est estimé à 116 000 tonnes par an, ce qui est largement inférieur au besoin national qui s’élève à 500 000 tonnes, selon la Direction nationale de la Pêche. Et le peu de poisson produit ne semble faire l’objet d’aucun contrôle dans sa transformation et commercialisation.
Enquête réalisée par Maliki Diallo
Avec le soutien de la Cellule Nobert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest