Dans la première région administrative du Mali, Kayes, des communautés luttent depuis 2018 pour mettre fin aux pratiques esclavagistes. Les organisations de défense des droits de l’homme déplorent des cas d’abus sexuels sous couvert de la tradition.
« Pendant la période des travaux champêtres, nous préparons et apportons aux nobles de la nourriture et de l’eau. Et lorsqu’ils veulent coucher avec nous, nous n’avons pas le droit de refuser », témoigne Fanta, 41 ans, déplacée à Mambry. Dans cette localité située à 35 km de Kita, plus de 2 000 personnes ont trouvé refuge depuis janvier 2019. Ils viennent de quinze villages: Brissibougou, Sakora, Kakoromoutan, Sangafing, Gonkourou, Djionfan, Sérimé, Sekoto, Djougou, Labantari, Djétéminè, Goridja, Damina, Nèguèbougou, Dinangoto, tous situés dans le cercle de Kita région de Kayes.
« Dans certaines contrées, la femme esclave n’a pas de propriété. Elle ne peut ni posséder bijoux de grande valeur, ni de beaux habits. Cela relève de la négation de la personne humaine», rapporte pour sa part Dr. Maïga Ali Abdourahamane, membre de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) et professeur d’Université. Pour avoir refusé le statut d’esclave, Fanta et les siens ont été contraints d’abandonner leur terre natale. Plusieurs d’entre eux ont été battus jusqu’au sang.
Pratiquée depuis des siècles, l’esclavage par ascendance est répandu dans l’ensemble des cercles de Kayes. Mais depuis 2018, les victimes, ont commencé à prendre conscience et tentent de se libérer du joug esclavagiste déguisé sous la tradition. Dans cette lutte, ils sont soutenus par l’association internationale anti-esclavagiste, Gambana Xu, l’ONG Temedt, la Commission nationale des droits de l’Homme (CDH) et d’autres organisations de défense de droits humains.
Esclavage sexuel
Outre les corvées lors des grandes cérémonies (baptême, mariage, fêtes religieuses), dans la région de Kayes, l’esclavage a une autre facette plus sombre : les abus sexuels traditionnellement admis. Mais le sujet est tabou.
« Les pratiques de l’esclavage sont multiples et multiformes. Elles varient en fonction des zones. Mais le fait le plus choquant est l’esclavage sexuel. Par exemple, une femme d’un certain âge ne peut pas refuser la demande de rapport sexuel d’un noble. J’en ai vu dans la zone de Nara, de Nioro du Sahel, de Kayes, de Diéma et de Yélimané », témoigne Dr. Maïga Ali Abdourahamane. Selon lui, les victimes sont privées de tout droit de « dignité » et « d’honneur ».
« A Mambry, j’ai rencontré une femme de 61 ans. Elle a dû quitter son village, parce que des jeunes qui ont l’âge de ses enfants venaient coucher avec elle sans son consentement », raconte-t-il. Sur le même site, Dr. Maïga révèle avoir rencontré neuf jeunes filles victimes d’abus sexuel à l’âge de 13-14 ans. « Certaines filles ou femmes sont violées à l’occasion des travaux des champs, quand les hommes se retirent hors du village», explique-t-il.
«Il y en a qui reviennent enceintes de ces retraites. Et ça ne choque pas la société, parce que c’est une pratique admise par la tradition», ajoute Checik Oumar Yara, un des responsables de l’association anti-esclavagiste, Gamabana xu.
«Les femmes esclaves sont à votre disposition»
Autre pratique qui valide les dérives à caractère sexuel : le niaga. Cette cérémonie d’initiation des jeunes de 15 à 16 ans se tient une fois par an. Elle regroupe l’ensemble des jeunes de la même catégorie d’âge dans le village.
«C’est une cérémonie publique. Tout le village se réunit autour du chef de village. La fin du rite initiatique est marquée par l’annonce d’un message : ‘’Vous êtes devenus hommes désormais et les femmes esclaves sont à votre disposition», rapporte, Cheick Oumar Yara. Et cela, qu’elles soient mariées ou non. Si les jeunes n’exécutent pas souvent ce «feu vert», pour Cheick Oumar Yara, le fait que l’autorité traditionnelle autorise une telle pratique est «humiliante et révoltante». «Mettez-vous un peu à la place des victimes, du mari, ou du frère des femmes traités comme objets sexuels. Humainement c’est insupportable», lance Cheick Oumar.
La troisième forme de l’esclavage sexuel dans la région de Kayes, c’est la procréation pour autrui. « Quand le maître est marié à une femme qui n’arrive pas à avoir d’enfants, il est libre de faire des enfants avec les femmes esclaves, explique Dr. Maïga Ali Abdourahamane.
Justice complaisante
Au Mali, ces pratiques sont interdites par la loi. Mais la CNDH déplore la complicité des autorités politiques, administratives, coutumières et judiciaires qui fait persister les auteurs dans leur délit. « Un jeune garçon qui couche avec une femme de l’âge de sa mère sans son consentement, même au temps colonial nous n’avons vécu cela », dénonce Dr. Maiga, en pointant du doigt la complaisance du système judiciaire malien.
Selon Tougaye Touré, responsable des déplacés de Mambry, les plaintes portées contre 26 présumés auteurs des violences physiques sur des personnes qualifiées «esclaves» n’ont pas encore eu de suite. «Une seule personne a été arrêtée et relâchée au bout d’un mois sans être jugée», déplore-t-il. Idem dans le cercle de Diéma où des plaintes ont été portées sur 22 personnes. «Neuf présumés auteurs de violence ont été arrêtées. Mais lors des médiations, les notables ont conditionné le retour des déplacés à l’abandon des poursuites judiciaires. Ils ont donc été libérés. Nos proches qui sont retournés dans leur village sont toujours soumis aux mêmes pratiques esclavagistes. Ils ne sont pas libres de leurs mouvements», dénonce Ahmed Coulibaly. Dans le cercle de Diéma, 223 personnes, issues des villages de Kerwané, Diowoura, Bôbougou ont également trouvé refuge à Mambry. Après des médiations, 118 d’entre eux ont pu retournés chez eux. «Mais ils n’ont ni accès au puits collectif du village, ni à l’argile pour crépir leur maison. Si rien n’est fait, ils n’auront pas non plus accès à leur champ pour cultiver», déplore Ahmed Coulibaly, ressortissant du village de Kerwané.
NB : Cette enquête a rapporté le Prix Des Mali média award de la catégorie presse en ligne.